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Jacques Moulin, président de De Dietrich : "La même famille est actionnaire de l'entreprise depuis 1684"

Pour le compte de la famille De Dietrich, il donne le cap de l’industriel alsacien. Nommé en 2019 président du groupe industriel, Jean Moulin incarne le retour à la croissance de l’entité. Entretien.

Publié le 17/09/2024 à 09h59
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Pour le compte de la famille De Dietrich, il donne le cap de l’industriel alsacien. Nommé en 2019 président du groupe industriel, Jean Moulin incarne le retour à la croissance de l’entité. Entretien.
Publié le 17/09/2024 à 09h59
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Le Mensuel : De Dietrich a bâti sa réputation sur la fabrication et le déploiement de chaudières et cuisinières. Mais depuis 20 ans, le groupe a pris un virage à 180 degrés. Quelle est désormais l’activité du groupe ?

Jacques Moulin : De Dietrich est un industriel familial historique basé en Alsace. Il y a une vingtaine d’années, le groupe a revendu un certain nombre de filiales comme celle du ferroviaire, et notamment celle très connue du grand public qui concerne les chaudières et cuisinières. Aujourd’hui, nous sommes centrés sur une activité de conception et de fabrication de solutions et d’équipements dédiés aux industries chimique et pharmaceutique. Nous avons racheté des lignes de production pour réussir notre transformation. Depuis le début du siècle dernier, De Dietrich fabriquait déjà de la chaudronnerie émaillée capable d’évoluer dans des milieux agressifs, avec des acides, des solvants… L’ADN de la société, c’est ce type d’équipements très spécialisés. Le virage vers la pharmacie s’est opéré lorsque les grands laboratoires pharmaceutiques ont commencé à avoir besoin de matériels permettant de transformer les molécules dans des conditions de propreté et de pureté impeccables. Nous fabriquons ces cuves dans lesquels on mélange toutes les molécules chimiques. Pour le marché européen, les équipements en chaudronnerie émaillée sont produits à Zinswiller (Bas-Rhin), alors que toutes les solutions permettant de séparer le liquide du solide par centrifugation ou séchage sont produites dans nos autres usines en Europe. Nos procédés sont très techniques.

Que pèse le groupe De Dietrich ?

Nous employons 1 200 personnes dans le monde dont 500 en France. En Alsace nous fabriquons nos équipements émaillés. Nous disposons par ailleurs d’une unité à Semur-en-Auxois (Côte d’Or) d’où sortent les filtres et sécheurs. Enfin, il existe un site d’ingénieurs à Dijon où sont conçues les unités complètes à destination de nos clients. Par ailleurs, le groupe s’appuie sur sept usines disséminées dans le monde entier, principalement en Europe comme en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie… Le Vieux continent constitue 60 % de notre marché. Nous avons également une usine de fabrication de chaudronnerie émaillée en Chine puisque l’Asie génère 20 % de notre activité, ainsi qu’aux États-Unis, qui dégage aussi 20 % d’activité. Avec ça, le chiffre d’affaires de De Dietrich culmine à 225 millions d’euros en 2023 et devrait s’approcher de 300 millions d’euros cette année et de 330 millions d’euros en 2025.

Comment expliquez-vous une telle croissance ?

Pendant de nombreuses années, nous avons traversé une situation de morosité du marché liée à la conjoncture et peut-être aussi parce que certains choix industriels n’ont pas été aussi porteurs que ce qui était escompté. Lorsque le groupe a revendu ses activités liées à la chaudière et au ferroviaire, c’était un pari, De Dietrich a alors racheté deux entreprises pour s’appuyer sur deux lignes de produits supplémentaires, et compter, en plus de son activité de chaudronnerie émaillée, une unité de fabrication d’équipements en verre en Allemagne et une autre de filtres sécheurs [la société basée à Semur-en-Auxois]. L’idée était d’avoir un portfolio assez large de solutions pour équiper nos clients. C’est finalement avec le Covid que le groupe a renoué avec la croissance et une progression de 10 % par an depuis 2020. Dans la filière pharmaceutique, le boom de la demande de fabrication de vaccins a profité à l’entreprise. Depuis la pandémie, nous sommes passés d’une dynamique de fournisseur d’équipements à un rôle plus complet de fournisseur d’ensembles. Dans le même temps, on m’a fait venir en 2019 afin de relancer la dynamique. C’est tout cela qui a revitalisé le groupe.

Il y a également eu une opération de croissance externe d’envergure qui a permis au groupe de retrouver de sa splendide…

Depuis quelques années, les actionnaires étaient un peu frileux. Mais comme expliqué, ces derniers temps, la société allait mieux en renouant avec la croissance. Quelque chose se préparait pour pérenniser le groupe. Afin de profiter de notre phase de développement, nous avons recherché un groupe qui opérait dans le même secteur d’activité que le nôtre afin d’en réaliser l’acquisition. C’est comme ça que nous avons racheté une société experte et reconnue dans la phase de séparation des produits : le groupe allemand Heinkel. Il s’agit d’une entité composée de quatre sociétés appartenant à un même actionnaire. Nous avons retrouvé chez ce professionnel des technologies de centrifugation, de séchage, de mixage… Elles viennent compléter notre offre et nous positionnent désormais comme le numéro 1 mondial des produits solides et liquides dans les domaines de la chimie et de la pharmacie.

Avec l’acquisition du groupe Heinkel, De Dietrich s’apprête à explorer de nouveaux marchés.

C’est un groupe très connu pour ses solutions de centrifugation qui réalise un tiers du chiffre d’affaires de De Dietrich. Il s’appuie sur deux usines en Allemagne, pays dans lequel il réalise 50 % de son chiffre d’affaires. Heinkel a par ailleurs une aura à l’international et travaille partout dans le monde, comme nous.

Avec ses quatre sociétés, cette structure est positionnée sur des marchés similaires aux nôtres : la chimie, la chimie fine et la pharmacie. Avec quand même un pied dans l’environnement et l’agroalimentaire en ce qui concerne les solutions de mixage. Heinkel produit des mixeurs et agitateurs très utilisés par les professionnels qui ont besoin de tourner ou de malaxer certains éléments. L’acquisition nous permet de nous orienter vers ces marchés que nous connaissons moins. À terme, cela pourrait nous permettre d’augmenter encore notre chiffre d’affaires de 5 à 10 % supplémentaire. Si cela arrive, alors cette opération de croissance externe sera un succès. Nous sommes en train d’imaginer des synergies pour nous lancer dans le cross selling. Nous espérons qu’utiliser un réseau de vente globale nous permettra d’avoir un effet d’accélération des opportunités de commercialisation en profitant des portefeuilles clients de chacun.

Qui pourraient être vos clients dans l’agroalimentaire et l’environnement ?

Les stations d’épuration par exemple. Mais aussi les acteurs spécialisés dans la commercialisation de produits nutritionnels. Pour fabriquer des glaces il y a besoin de mélangeurs, pareil pour du coca-cola.

Le groupe De Dietrich fête cette année ses 340 ans ! Et c’est toujours la famille De Dietrich qui en l’unique actionnaire. Comment est structuré l’industriel ?

C’est la même famille qui est actionnaire de l’entreprise depuis 1684, date de la création de De Dietrich. La holding familiale est dirigée par Marc-Antoine De Dietrich et compte 240 actionnaires qui se réunissent une à deux fois par an à l’occasion des assemblées générales. L’attachement des actionnaires est profond. Dans les années 2010, lorsque le groupe traversait une période de difficulté, Bpifrance avait investi et donc intégré le capital. En 2023, les actionnaires ont racheté les parts et sont repassés à 100 %. C’est la meilleure preuve de leur attachement et de leur confiance dans l’entreprise.

En tant que président d’un tel groupe, ressentez-vous le poids de l’histoire ?

C’est très intéressant de travailler pour un groupe dont la famille a été anoblie par les rois de France et dont le président de la holding a toujours le titre de baron. À mon poste, où il faut que je donne le cap à l’entreprise, j’estime qu’il est impossible de ne pas porter un certain intérêt à ce poids historique. Pour comprendre la manière dont les actionnaires voient le futur, il faut comprendre le passé : qu’est-ce qui a été fait ? Comment ? Pourquoi ? Quelles sont les valeurs de l’entreprise ? Par chance, la famille De Dietrich entretient toute cette histoire. Des livres ont été écrits, des archives recensées et la famille détient toujours le château de Reichshoffen, son fief depuis toujours.

Entre la commande de la Marseillaise à Rouget de Lisle, ou l’embauche d’Ettore Bugatti, la famille De Dietrich a imprimé sa patte au cours plusieurs époques de l’histoire de France.

À l’origine, les membres fondateurs de l’entreprise sont des banquiers devenus industriels, ce qui est assez rare. C’est sans doute ce qui explique le côté novateur du groupe qui a toujours été précurseur. C’est comme ça que De Dietrich s’est illustré dans de nombreuses filières. De la fabrication de l’acier, à l’automobile, au ferroviaire, aux chaudières et désormais à la pharmacie et à la chimie…

L’histoire de l’entreprise a démarré dans les Vosges du Nord. La famille a été anoblie par le roi Louis XIV parce que De Dietrich fabriquait des boulets de canon pour l’armée française. Le tout premier maire de Strasbourg n’est autre que Philippe-Frédéric De Dietrich qui a eu la tête coupée pendant la révolution française. C’est lui qui a commandé à Rouget de Lisle le Chant de l’armée du Rhin devenu ensuite la Marseillaise. Ce chant a d’ailleurs été entonné pour la première fois dans le salon de Philippe-Frédéric De Dietrich. Il existe un tableau de cette scène au Louvre, avec la femme du maire qui est au piano. Une copie de l’œuvre est exposée au château de Reichshoffen.

Parmi les autres anecdotes, en 1902, la famille a embauché un jeune ingénieur nommé Ettore Bugatti. Sa mission était de développer leur activité dans l’industrie automobile. Au bout de deux ans, les actionnaires ont estimé qu’il dépensait trop d’argent et que ça ne fonctionnerait pas. Alors ils l’ont renvoyé. Et Ettore Bugatti, plus tard, a créé sa marque de voiture. Aujourd’hui, ce qu’il reste de tout cet héritage, c’est la qualité des équipements De Dietrich : un savoir-faire reconnu qui plaît aux clients.

Pourquoi trouvons-nous toujours des chaudières De Dietrich sur le marché ?

L’activité de chaudière a été reprise par la société BDR Thermea (2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022), une société néerlandaise qui a choisi de racheter aussi le logo De Dietrich. Mais l’entreprise historique que je représente ne commercialise plus tout ce type de produits.

Aujourd’hui, qui sont les clients de De Dietrich ?

Puisque nous sommes en capacité de concevoir des équipements allant de quelques mètres cubes à 100 mètres cubes et que nous sommes positionnés sur un métier industriel extrêmement spécialisé, nos clients sont de grands noms comme Bayer ou BASF. Mais également toutes les entreprises que le grand public a appris à connaître pendant le Covid : Pfizer, AstraZeneca… Pour Pfizer, nous avons par exemple fourni les équipements dans lesquels étaient fabriqués les vaccins. Nous donnons les machines qui permettent ensuite aux laboratoires pharmaceutiques de fabriquer leurs médicaments.

Depuis plus de trois siècles, vous êtes fidèle à votre siège alsacien. Vous sentez-vous investi d’une mission vis-à-vis du territoire ?

En tant que président, j’essaie d’avoir un rôle sociétal. La famille est présente depuis toujours dans les Vosges du Nord. Et nous avons eu jusqu’à sept usines sur ce territoire. Pendant des décennies et des décennies, pas une seule famille du coin n’avait pas l’un de ses membres qui travaillait chez De Dietrich. Nous avons toujours eu cette envie de vouloir donner du travail à tout le canton. C’est une responsabilité que porte la famille. Je m’évertue à poursuivre cette route en collant à l’air du temps et en mettant en place des actions fortes sur le plan de la RSE.

Quelles sont ces actions ?

De Dietrich est un groupe qui consomme beaucoup d’énergie. Nos équipements sont cuits dans de grands fours. Pour compenser, nous essayons de ne pas les faire voyager. Tout ce qui est destiné au marché européen est fabriqué en Alsace. La production dédiée à l’Amérique sort d’usines américaines et celle à destination de l’Asie est produite en Chine. Cela nous donne un avantage concurrentiel car la plupart des autres acteurs produisent en Chine ou en Inde pour desservir l’intégralité de leur marché mondial.

Aussi, nous avons verdi notre flotte logistique de véhicules, avec des voitures et camions dont les motorisations sont hybridées ou électriques. Nous nous appuyons par ailleurs sur des panneaux solaires pour trois de nos sites et nous investissons dans la recherche pour parvenir à remplacer l’utilisation de l’alcool industriel nécessaire à la fabrication de l’émail par de l’eau. Nous sommes concernés par la directive CRDS. Nous sommes conscients de l’impact de l’industrie sur l’environnement et nous mettons tout en œuvre pour réduire notre bilan carbone.

Pensez-vous qu’une politique RSE forte puisse faire la différence dans le choix de l’entreprise par le client, ou seul le prix compte ?

Le prix fait tout de même la décision. Mais le client reste sensible aux actions RSE. C’est pourquoi nous développons nos solutions selon quatre axes de travail qui prennent en considération l’environnement, les conditions de travail, la consommation d’énergie moindre et la rentabilité en évitant de perdre du produit.

Quelle est la stratégie économique du groupe à court terme ?

En Europe, nous nous sommes renforcés avec l’acquisition du groupe Heinkel. L’idée est d’avoir un maillage puissant dans tous les pays d’Europe pour offrir à nos clients un véritable service de proximité. Nous mettons en place un programme d’innovation afin de cultiver des solutions qui ont de l’avance, qui sont fiables et économiques. Notre leitmotiv : trouver la solution dont le client aura besoin demain. Pour ça, nous avons réalisé plusieurs acquisitions. Notamment une start-up à Strasbourg, spécialisée dans l’intelligence artificielle. Baptisée Alysophil, elle devrait nous permettre de disposer d’un meilleur pilotage numérique afin de contrôler l’ensemble des paramètres de nos procédés de production. Tout cela est rendu possible grâce à l’intelligence artificielle. Nous ne connaissions rien à cette technologie, mais nous avions dans l’idée d’être moderne et digital.

Longtemps, De Dietrich a été cotée en Bourse. Pourquoi en être sorti ?

Les actionnaires considèrent qu’ils ont plus subi que contrôlé la société lorsqu’elle était en Bourse. Ils ont même fait l’objet d’une offre publique d’achat (OPA). Lorsque vous êtes en Bourse, l’actionnariat s’ouvre et ils n’étaient pas à l’aise avec cela. Ils sont donc ressortis et en ont profité pour restructurer la société. Dans la famille De Dietrich règne un puissant sentiment de transmission et il y a une nouvelle génération d’actionnaires qui arrive. Ces derniers auront rapidement un rôle à jouer. Les actionnaires jouent beaucoup la carte famille. Lors de chaque conseil d’administration, deux censeurs participent. Ils ne parlent pas, mais assistent aux discussions pour apprendre, une sorte de coaching.

Que se passe-t-il si un membre de la famille souhaite revendre ses parts ?

Les parts de la holding restent dans la famille. Il existe une sorte de marché interne qui permet d’acheter et de revendre des parts.

Propos recueillis par Jonathan Nenich

Jacques Moulin en 3 dates

1988 : Jacques Moulin est chez l’industriel américain sépcialisé dans l’ingénierie Foster Wheeler. Il y gérera entre autres des filiales au Portugal et à Taïwan.

2002 : il devient directeur général chez Heurtey Petrochem SA.

2019 : il est nommé président du groupe industriel familial De Dietrich.

 

Cet article est à retrouver dans le Mensuel Éco Grand Est du mois d’octobre

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